17

 

 

J’ignore où se forgent nos rêves. Parfois, je me dis que ce sont des souvenirs inscrits dans notre mémoire cellulaire, ou encore des messages que nous envoient je ne sais quelles instances supérieures. Des avertissements. Peut-être notre esprit est-il doté d’une sorte de mode d’emploi que nous sommes trop obtus pour déchiffrer, car nous le considérons comme un résidu négligeable de la pensée rationnelle. Quelquefois, je me dis que toutes les réponses dont nous avons besoin sont enfouies dans les limbes de notre inconscient, au creux de nos rêves. Le mode d’emploi est là, sous nos yeux, et ses pages s’ouvrent chaque nuit quand nous posons la tête sur l’oreiller. Les plus sages d’entre nous le lisent et en font bon usage. Les autres, c’est-à-dire la plupart, déploient des efforts considérables à leur réveil pour oublier toute révélation gênante qu’ils auraient pu y trouver.

Quand j’étais petite, je faisais souvent le même cauchemar. Ce rêve prenait quatre variantes subtiles. Si deux d’entre elles étaient encore supportables, les deux autres instillaient en moi un tel dégoût que je me réveillais, le cœur au bord des lèvres.

Exactement comme en cet instant précis.

Une puissante amertume s’attardait sur ma langue, dans mon palais, me faisant faire la grimace. Je compris pourquoi je n’étais jamais parvenue à mettre un nom sur ce goût. Ce n’était pas celui d’un aliment ou d’une boisson, mais celui d’une émotion. Le regret. Ce chagrin violent, intense, qui jaillit de la source de notre âme et se répand sur les erreurs que nous avons commises dans le passé, inonde les chemins que nous aurions dû prendre ou éviter, bien longtemps après les faits, une fois que tout est consommé et qu’on ne peut plus revenir en arrière.

J’étais vivante – ce que je ne regrettais pas.

Barrons était penché au-dessus de moi – ce que je ne regrettais pas non plus.

Ce que je regrettais, c’était le regard qu’il posait sur moi et qui m’annonçait plus sûrement qu’un diagnostic médical que je ne m’en sortirais pas. J’étais vivante, mais plus pour longtemps. Mon sauveur était arrivé, mon chevalier sur son blanc destrier était enfin venu à mon secours.

Trop tard.

J’aurais peut-être pu survivre, si seulement je n’avais pas perdu tout espoir.

Je pleurai – du moins me semble-t-il. Je ne sentais plus mon visage. Que m’avait-il dit, la nuit où nous avions cambriolé le musée personnel de Rocky O’Bannion ? J’avais bien écouté ses paroles, que j’avais trouvées d’une grande sagesse. Un sidhe-seer qui a renoncé d’avance est un sidhe-seer mort, car le doute est une arme qu’il retourne contre lui. Moralité, il n’y a que deux options : l’espoir ou la peur. Le premier lui donne des ailes, le second l’enterre vivant.

Je comprenais, à présent.

— Vous êtes… réel ?

Ma langue avait été lacérée par mes dents. Elle avait doublé de volume, était chargée de sang et de regrets. Je savais très bien ce que je voulais dire, mais je n’étais pas certaine d’être intelligible.

Il hocha la tête d’un air grave.

— C’était… Mallucé… pas mort, articulai-je avec difficulté.

Ses narines frémirent, ses yeux se plissèrent.

— Je sais, répondit-il d’une voix tendue. Son odeur est ici, partout. L’endroit est imprégné de sa puanteur. Ne parlez pas. Enfer et damnation, que vous a-t-il fait ? Et vous, qu’avez-vous fait ? Vous vous êtes amusée à le provoquer ?

Barrons commençait à me connaître.

— Il m… m’a dit que vous ne… viendriez pas.

J’avais froid, si froid ! À part cela, curieusement, je n’avais pas très mal. Cela signifiait-il que ma moelle épinière avait été touchée ?

Barrons jeta autour de lui des regards rapides, comme pour chercher quelque chose. S’il avait été n’importe qui d’autre, j’aurais juré qu’il perdait son sang-froid.

— Et vous l’avez cru ? Non, ne répondez pas. J’ai dit, taisez-vous. Par tous les diables de l’Enfer, restez tranquille, Mac !

Il m’avait appelée Mac. J’avais trop mal pour sourire mais je souris quand même, intérieurement.

— B… Barrons ?

— Je vous ai dit de vous taire, grommela-t-il.

Au prix d’un effort surhumain, je poursuivis :

— Ne… me laissez pas… mourir là-dessous.

« Mourir là-dessous », murmura l’écho.

— S’il vous plaît… Emmenez-moi… au soleil.

« Enterrez-moi dans un bikini, pensai-je. Et faites-moi reposer aux côtés de ma sœur. »

— Tonnerre ! rugit-il. Je n’ai pas ce qu’il me faut !

Il se redressa et parcourut de nouveau la caverne d’un regard frénétique. Vraiment, j’aurais juré qu’il perdait son calme. De quoi avait-il besoin ? Qu’espérait-il donc trouver ici ? Il ne me guérirait pas avec des attelles, cette fois-ci ! Je tentai de le lui dire, mais les mots ne voulaient plus franchir mes lèvres. J’essayai aussi de lui expliquer que j’étais désolée. Cela aussi refusa de sortir.

Je dus cligner des yeux car aussitôt, son visage réapparut tout près de moi. Sa main était dans mes cheveux. Son souffle chaud caressait ma joue.

— Je ne trouve rien dont je puisse me servir, Mac, dit-il d’une voix blanche. Si nous étions ailleurs, si j’avais ce dont j’ai besoin, je pourrais… tenter un rituel, mais nous n’avons pas assez de temps.

Un long silence s’ensuivit. Ou peut-être Barrons continua-t-il à parler, mais je ne l’entendais plus. Le temps n’existait plus. Je flottais.

Une fois de plus, son visage d’ange des ténèbres se pencha au-dessus de moi. Basque et picte, m’avait-il dit un jour. Des barbares et des criminels, avais-je ironisé. Malgré sa sauvagerie, ou à cause d’elle, il était d’une beauté fascinante.

— Vous ne pouvez pas mourir, Mac.

Sa voix était dure, implacable.

— Je ne le permettrai pas.

— Essayez de… m’en empêcher ! balbutiai-je !

À vrai dire, l’ironie de ma réplique ne devait guère être perceptible. Ma voix n’était plus qu’un souffle ténu. Au moins, je n’avais pas perdu mon sens de l’humour. Mallucé n’avait pas réussi à faire de moi un monstre. C’était le bon côté de la situation. J’espérais que mon père saurait prendre soin de ma mère, et que quelqu’un s’occuperait bien de Dani. J’aurais aimé avoir le temps de la connaître mieux. Derrière ses vantardises et ses grossièretés se cachait une âme généreuse.

Mais je n’avais pas vengé Alina. Qui s’en chargerait, à présent ?

— Ce n’est pas ce que je voulais, dit Barrons. Ce n’est pas ce que j’aurais choisi. Il faut que vous le sachiez. C’est important.

De quoi parlait-il ? Cela m’échappait. Une idée rôdait à la lisière de ma conscience… une intuition que je ne parvenais pas à cerner… un choix qui m’était encore offert.

Des doigts effleurèrent mes paupières. Barrons me fermait les yeux.

« Je ne suis pas encore morte ! » eus-je envie de protester.

Son autre main s’était glissée sous ma nuque, chaude et délicate. Ma tête roula sur le côté.

Ne me laissez pas… mourir là-dessous… L’écho continuait à résonner sous mon crâne. Comme ma voix était faible ! C’était celle d’une gamine naïve et sans défense. D’une petite chose aussi mignonne qu’inoffensive. En un mot, j’étais désespérément pathétique.

L’autre affreux goût de mon cauchemar était à présent sur ma langue. J’aspirai mes joues et fis rouler ma salive dans ma bouche comme on goûte un vin. Cette fois-ci, je reconnus le poison avant de le boire. C’était la couardise.

Voilà l’erreur que je m’apprêtais à commettre une fois de plus. Renoncer avant la fin du combat.

Tout n’était pas fini. Je n’aimais pas l’option qui se profilait devant moi, émergeant lentement des brumes de mon subconscient – en fait, je risquais même fort de la trouver répugnante –, mais je n’avais pas encore jeté l’éponge.

« Cela me donnait le pouvoir de la magie noire et la puissance de dix hommes, avait dit Mallucé. Tous mes sens étaient affûtés ; je me remettais de blessures mortelles aussi vite qu’elles m’étaient infligées. »

Je voulais bien faire une croix sur la magie noire. En revanche, je prenais la force et l’acuité sensorielle, et j’étais particulièrement intéressée par la guérison des blessures mortelles. J’avais laissé passer une chance de ne pas mourir aujourd’hui, je ne referais pas la même erreur. Barrons était là, maintenant. Ma cellule était ouverte. Il pouvait aller jusqu’à la dalle pour me rapporter de quoi me nourrir.

— Barrons ?

Je m’obligeai à ouvrir les yeux. Mes paupières étaient lourdes, pesantes. Barrons avait enfoui son visage au creux de mon cou et sa respiration était saccadée. Me pleurait-il ? Déjà ? Je comptais donc, même un peu, aux yeux de l’énigmatique et impitoyable Jéricho Barrons ? À ma grande surprise, je m’aperçus que lui, en tout cas, était devenu quelqu’un d’important pour moi. Qu’il fût bon ou mauvais, qu’il eût raison ou tort, il était un phare dans ma nuit.

— Barrons… répétai-je, cette fois-ci avec plus de force, faisant appel au peu d’énergie qui me restait.

Je parvins enfin à attirer son attention. Dans la lueur vacillante des torches, son visage semblait taillé à la hache. Son expression était effrayante, ses yeux sombres deux puits sans fond.

— Je suis désolé, Mac.

— Ce n’est pas… votre faute.

— Si, et bien plus que vous ne pouvez le savoir, ma belle.

Ma belle ? Apparemment, j’avais pris du galon. Cela n’allait peut-être pas durer, étant donné ce que je m’apprêtais à lui dire.

— Je suis désolé de ne pas être venu vous chercher. Je n’aurais pas dû vous laisser rentrer seule à la maison.

— Écoutez, dis-je.

Si mon bras me l’avait permis, j’aurais agrippé sa manche avec énergie. Barrons approcha son oreille de mes lèvres.

— Unseelie… dalle ? demandai-je dans un souffle.

Il haussa les sourcils, jeta un regard par-dessus son épaule, puis se tourna vers moi.

— Il y est, si c’est ce que vous voulez savoir, me dit-il d’un ton intrigué.

D’une voix résolue, j’articulai :

— Donnez-m’en… un morceau.

Il ouvrit des yeux ronds de surprise, considéra de nouveau l’Unseelie toujours agité de soubresauts et parut réfléchir.

— Vous… Que… Est-ce que Mallucé…

Sa voix s’étrangla.

— Qu’est-ce que vous racontez, Mac ? Vous voulez vraiment en manger ?

J’entrouvris les lèvres, mais ne parvins pas à parler.

— Nom de nom, vous n’y pensez pas ! Avez-vous seulement idée de ce que cela pourrait vous faire ?

Je poursuivis notre échange sur le mode silencieux, comme à notre habitude.

Une assez bonne idée, oui. Cela pourrait me sauver la vie.

— Je parle du mauvais côté. Il y en a toujours un.

Je lui répondis que le véritable mauvais côté, ce serait de mourir.

— Il y a des choses pires que la mort.

Ce n’est pas le cas. Je sais ce que je fais.

— Même moi, je ne sais pas ce que vous faites, et pourtant, je sais tout ! répliqua-t-il d’un ton agacé.

J’aurais éclaté de rire si j’en avais été capable. Son arrogance était sans limites.

— C’est un faë noir, Mac. Vous voulez manger de l’Unseelie. Vous ne vous rendez pas compte !

Je suis en train de mourir, Barrons.

— Je n’aime pas du tout cette idée.

Vous en avez une meilleure ?

Il prit une longue inspiration. Je le regardai, incapable d’interpréter les expressions complexes qui se succédaient sur son visage tandis qu’il semblait écarter les idées à mesure qu’elles se présentaient à son esprit.

En le voyant hésiter quelques secondes de trop, puis secouer violemment la tête, je compris qu’il avait bien une autre idée, mais pas meilleure que la mienne.

— Non, répondit-il.

Soudain, une lame de couteau brilla dans sa main. Il m’adressa un petit sourire ironique et se dirigea vers la dalle.

— L’aile ou la cuisse ? Oh, j’ai peur que nous n’ayons plus de cuisse à vous proposer.

Il tailla une tranche de chair. Il n’y avait pas d’aile non plus, mais son humour, bien qu’assez noir, me réchauffait le cœur. Barrons ne voulait qu’atténuer l’horreur du terrible festin qui m’attendait.

Refusant de savoir quel morceau de la « bête » j’allais manger, je fermai les yeux lorsqu’il en porta une première bouchée à mes lèvres. Je n’aurais pas supporté de voir. C’était déjà assez difficile d’ignorer les parties les plus croquantes – du cartilage ? – de cette viande qui remuait encore sous mes dents, et qui ne cessa pas de bouger lorsque je l’avalai. Il me sembla que les minuscules morceaux continuaient à s’agiter une fois arrivés dans mon estomac.

La chair unseelie avait un goût encore plus immonde que celui de mes quatre cauchemars réunis. J’espère que notre mode d’emploi n’est valable que dans ce monde, et non en Faery. Je n’aimerais pas avoir à goûter, même en rêve, les saveurs les plus infectes de ces royaumes.

Je continuai à mâcher en réprimant des haut-le-cœur.

MacKayla Lane, alias Glam’Mac, serveuse de bar blonde et sophistiquée, me criait d’arrêter avant qu’il ne soit trop tard. Avant que nous ne puissions plus jamais redevenir la jeune Belle du Sud heureuse et sans histoires que nous étions autrefois. Elle ne comprenait pas que cette époque était depuis longtemps révolue.

Primitive Mac, accroupie dans la boue, sondait le sol de la pointe de la lance en hochant la tête et en s’écriant : « Aaah ! Enfin, le pouvoir, le vrai ! Encore ! »

Quant à moi, qui tentais de faire cohabiter les deux, je me demandais quel serait le prix à payer pour mon ignoble festin. Les inquiétudes de Barrons étaient-elles fondées ? Le fait de manger de la chair unseelie aurait-il des conséquences néfastes pour moi ? Cela me rendrait-il mauvaise ? Ne fallait-il pas porter déjà en soi les germes du mal pour passer dans le camp des ténèbres ? Peut-être le fait de n’en consommer qu’une seule fois ne changerait-il rien du tout pour moi. Mallucé en ingérait constamment. Le vrai risque était sans doute là. Il y a de nombreuses drogues que l’on peut prendre de temps en temps sans réels dommages. Il était tout à fait possible que la chair faë vivante me guérisse et me rende mes forces, sans autres séquelles.

Au fond, tout cela n’était peut-être pas important. Ce qui comptait, c’était que ce jour-là – ou ce soir-là, je n’en savais rien –, j’avais commis l’erreur de renoncer trop tôt. Je n’étais pas près de recommencer. À partir de maintenant, j’allais me battre pour vivre avec les moyens à ma disposition, et quel qu’en soit le prix, je le paierais sans barguigner. Plus jamais je n’accepterais de mourir. Je ferais reculer la mort jusqu’à la dernière seconde. À présent, j’avais honte d’avoir perdu l’espoir.

« Tu ne peux pas aller de l’avant si tu regardes en arrière, Mac, disait toujours papa. Tu te cognes contre les murs, c’est tout. »

J’abandonnai mes regrets ; c’était un fardeau inutile. Bien décidée à aller de l’avant, j’ouvris la bouche.

Plusieurs fois de suite, Barrons alla couper un autre morceau de chair et revint me donner la becquée. Bientôt, je mâchai avec plus de vigueur, j’avalai plus énergiquement. Une onde de chaleur commençait à se diffuser dans mon corps et je me mis à trembler, comme sous le coup d’une brutale montée de fièvre. Quelques bouchées plus tard, je compris que mon organisme venait d’entamer un douloureux processus d’autoréparation. La sensation était effrayante. Je laissai échapper un hurlement. Aussitôt, Barrons me bâillonna de sa main, puis il referma ses bras autour de moi pour me plaquer avec force contre lui. J’étais agitée de convulsions, et un gémissement plaintif monta malgré moi de mes lèvres. Devant les efforts qu’il déployait pour m’apaiser, je compris que Mallucé était dans les parages ou, du moins, certains de ses zélateurs.

Une fois que le plus douloureux fut passé, je recommençai à manger, et de nouveau, ma température grimpa en flèche. Le même épisode se répéta plusieurs fois. Je guéris peu à peu, contre la chaleur du corps de Barrons. Solidement entourée de ses bras, j’endurai tremblements et convulsions, tandis que mon corps se reconstituait. Les lacérations à l’intérieur de ma bouche cicatrisèrent, laissant ma peau lisse et unie. Mes os se redressèrent avant de se souder. Mes tendons et mes chairs déchirées se reformèrent. Mes contusions disparurent. C’était un supplice. C’était un miracle. La chair unseelie vivante agissait en moi. Je sentais qu’elle modifiait ma structure interne, l’affectant à un niveau cellulaire, instillant en moi une énergie très ancienne et très puissante. Elle dissipait tous mes maux et, poussant sa mystérieuse action bien au-delà d’une simple guérison, opérait sur mon organisme une régénération d’ordre surnaturel.

Lentement, une vague d’euphorie se forma en moi, puis déferla avec puissance, me submergeant sous un flot de pure félicité. Mon corps était jeune, plus vigoureux que jamais, et doté d’une force inouïe !

Je m’étirai, d’abord avec prudence, puis avec un ravissement croissant. Toute trace de douleur avait disparu. Au moindre mouvement, mes muscles vibraient de puissance contenue. Mon cœur battait avec énergie, irriguant mon cerveau d’un sang enrichi de pouvoir faë.

Je me redressai sur mon séant. C’était incroyable ! Quelques instants plus tôt, je m’apprêtais à rendre l’âme, et voilà que j’étais revenue à la vie. Mieux que cela, même ! Émerveillée, je palpai mon visage et mon corps.

Barrons s’assit près de moi. Il me regardait comme s’il allait me pousser une deuxième et monstrueuse tête. Les narines frémissantes, il approcha son visage de ma peau et inhala.

— Votre odeur a changé, commenta-t-il sans aménité.

— C’est moi qui ai changé, mais je vais très bien, affirmai-je. En fait, je suis dans une forme olympique. Je ne me suis jamais sentie aussi bien ! C’est extraordinaire !

Je me levai, étirai mon bras et refermai ma main. Puis je donnai un coup de poing dans la muraille de pierre. Je sentis à peine le choc. Je recommençai avec plus d’énergie. La peau se déchira aux jointures de mes doigts… et se répara instantanément. Le sang n’avait pas eu le temps de perler que la plaie avait disparue.

— Vous avez vu ça ? m’exclamai-je. Je suis forte. Comme vous, comme Mallucé. Je vais pouvoir me faire respecter, maintenant !

L’air sombre, il se leva et s’éloigna. Il s’inquiétait trop, et je ne me privai pas de le lui dire.

— Et vous, vous ne vous inquiétez pas assez, rétorqua-t-il.

Pourquoi me serais-je fait du souci ? Quelques instants auparavant, j’étais à l’article de la mort, et voilà que j’avais soudain l’impression d’être immortelle ! Je venais de passer à une rapidité vertigineuse d’un extrême à l’autre, des profondeurs d’un désespoir absolu à une ivresse euphorique, de l’anéantissement à une force surhumaine, de la terreur à la toute-puissance. Qui pourrait me faire du mal, désormais ? Personne !

Être sidhe-seer avait enfin ses avantages ! J’étais à présent dotée d’une force physique inégalable, plus enviable encore que la rapidité surnaturelle de Dani. J’étais impatiente de tester mes toutes nouvelles capacités. J’éprouvais une telle sensation de totale confiance en moi que c’en était grisant. Oui, j’étais littéralement enivrée par mon propre pouvoir et par le plaisir qu’il me procurait.

Tel un boxeur, je me mis à sautiller sur place autour de Barrons.

— Frappez-moi.

— Il n’en est pas question.

— Allez, Barrons, tapez !

— Ne soyez pas ridicule.

— Je vous dis de me… Aïe !

D’une brusque détente, il venait de me faire perdre l’équilibre. Ma tête partit en arrière dans une vibration sonore, avant de revenir en place aussi vite. Je la secouai. Pas la moindre douleur. J’éclatai d’un rire triomphant.

— C’est dingue ! m’écriai-je. Vous avez vu ça ? Je n’ai pratiquement rien senti !

Je dansai d’un pied sur l’autre tout en feignant de lui donner des coups de poing.

— Allez, demandai-je. Tapez-moi encore.

Un courant électrique courait dans mes veines ; mon corps tout entier était insensible à la douleur.

Barrons secoua la tête.

Je le frappai à la mâchoire. Sous l’impact, il rejeta la tête en arrière.

Lorsqu’elle retrouva sa position initiale, son regard semblait dire : « Je vous laisse en vie, mais n’insistez pas. »

— Satisfaite, maintenant ?

— Je vous ai fait mal ?

— Non.

— Je peux réessayer ?

— Achetez-vous un punching-ball.

— Battez-vous contre moi, Barrons. Je veux savoir à quel point je suis forte.

Il se massa la mâchoire.

— Vous êtes forte, répondit-il d’un ton sec.

J’éclatai de rire, ravie. La poupée sudiste était désormais une partenaire avec laquelle il faudrait compter. C’était extraordinaire ! J’avais du pouvoir… et j’en aurais encore plus une fois que j’aurais récupéré ma lance. Je devenais une pièce majeure sur l’échiquier. La partie qui m’opposait aux forces du Mal commençait à devenir plus équilibrée.

À propos de forces du Mal, où était le vampire ? J’allais le tuer. Tout de suite. Il avait brisé ma volonté de vivre. Il était le cuisant souvenir de ma faiblesse et de ma honte.

— Avez-vous vu Mallucé, en venant ? Au fait, comment m’avez-vous retrouvée ? Il m’a menti au sujet du bracelet, n’est-ce pas ?

— Je n’ai pas vu Mallucé, mais ce n’est pas lui que je cherchais. Le réseau souterrain du Burren est immense. Je vais vous guider jusqu’à la sortie.

Il consulta sa montre.

— Avec un peu de chance, nous serons dehors dans une heure.

— Après avoir abattu Mallucé.

— Je reviendrai pour m’occuper de lui.

— Je ne crois pas, répondis-je d’un ton glacial.

D’un regard, je le mis au défi de me contredire. J’étais gonflée à bloc, dopée à l’adrénaline. En aucun cas je ne laisserais un autre livrer ce combat à ma place. C’était le mien. Je l’avais payé de mon sang.

— Donnez un peu de pouvoir à une femme… maugréa-t-il avec un soupir fataliste.

— Il m’a brisée, Barrons, insistai-je d’une voix qui trahissait ma tension.

— N’importe quel être de valeur est brisé un jour ou l’autre. Une seule fois. Ce n’est ni une tare ni une honte, si on y survit. Vous avez survécu.

— Vous semblez parler d’expérience, dis-je, surprise.

J’aurais été curieuse de savoir par qui, ou par quoi, Jéricho Barrons avait été brisé.

Il me scruta longuement dans la faible lumière qui baignait la caverne. La lueur des torches dansa sur son visage, creusant ses joues, allumant dans ses yeux des charbons ardents.

— Oui.

Plus tard, me promis-je, je lui demanderais comment. Par qui. Pour l’instant, j’avais une autre question.

— Avez-vous tué celui qui vous a fait cela ?

Je ne sais comment appeler le mouvement qui étira ses lèvres ; je suppose qu’il s’agissait d’un sourire.

— De mes mains nues. Après avoir abattu sa femme.

D’un geste, il désigna la porte de ma cellule.

— Après vous, mademoiselle Lane. J’assure vos arrières.

Tiens ? J’étais de nouveau « mademoiselle Lane ». Apparemment, je n’étais « Mac » que grièvement blessée, ou à l’article de la mort. Encore un point que nous devrions éclaircir à tête reposée.

— Il est à moi, Barrons. N’intervenez pas.

— Sauf si vous perdez le contrôle de la situation.

— Aucun risque !

 

Le réseau souterrain était effectivement colossal. Comment Barrons m’y avait-il retrouvée ? Après avoir décroché des torches des murs pour nous éclairer, nous nous engageâmes dans un dédale dont les boyaux montaient et descendaient, suivîmes des tunnels, traversâmes des grottes, selon un parcours dont le plan m’était incompréhensible. J’avais vu des photos de certaines parties du Burren ouvertes aux touristes. Cet endroit ne ressemblait en rien à cela. Nous nous trouvions bien plus profondément sous terre, loin des circuits empruntés par les visiteurs, dans l’une des zones inexplorées du Burren. Je songeai que si des spéléologues imprudents venaient à s’égarer par ici, Mallucé devait régler le problème en les mangeant.

Jamais je n’aurais trouvé mon chemin seule dans ce labyrinthe souterrain.

Bien que je n’eusse pas de chaussures, soit les cailloux ne me coupaient pas, soit mes pieds guérissaient aussi vite qu’ils se blessaient. En temps normal, les espaces confinés m’oppressaient autant que l’obscurité, mais la chair unseelie que j’avais ingérée m’avait débarrassée de cette phobie. Je ne ressentais pas la peur, et cela éveillait en moi une sourde excitation. Mes sens avaient atteint un degré d’acuité inimaginable. Dans les faibles lueurs mouvantes des torches, j’y voyais aussi bien qu’en plein jour. J’entendais les créatures de la nuit fureter dans l’obscurité. Je humais plus d’odeurs que je ne pouvais en identifier.

Mallucé avait installé ses quartiers ici. Je reconnus un certain nombre des meubles victoriens qui ornaient autrefois son manoir. Dans une cave dont il avait fait un somptueux boudoir gothique, je découvris ma brosse à cheveux sur la table de chevet d’un lit dont la courtepointe de satin était maculée de taches. À côté se trouvaient une bougie noire, quelques cheveux à moi et trois petites ampoules.

Barrons en ouvrit une et la porta à ses narines.

— Il vous épiait en se projetant dans votre environnement immédiat. Vous n’avez jamais eu l’impression d’être observée ?

Je lui parlai alors du spectre, tout en glissant la brosse dans la poche arrière de mon jean. Toucher un objet que Mallucé avait eu entre les mains me faisait horreur, mais je refusais de laisser quoi que soit qui m’ait appartenu dans son antre maléfique, au cœur des entrailles de la terre.

— Et vous ne m’en avez jamais rien dit ? rugit Barrons. Combien de fois l’avez-vous vu ?

— J’ai lancé une lampe torche à travers lui. Je pensais qu’il n’était pas réel.

— Comment voulez-vous que je vous garde en vie si vous ne me dites pas tout ?

— Comment voulez-vous que je vous dise tout si vous ne me dites jamais rien ? Je ne sais absolument rien de vous !

— Je vous sauve la vie. Cela ne vous suffit pas ?

— Non. Vous le faites parce que vous avez besoin de moi. Parce que vous cherchez à m’utiliser.

— Pour quelle autre raison voudriez-vous que je vous sauve la vie ? Parce que je vous aime ? Réjouissez-vous d’être utile plutôt qu’aimée. L’amour est une émotion. Et les émotions…

Il leva une main et serra le poing avec force dans le vide.

— Les émotions sont comme l’eau. Lorsque vous rouvrez la main, il n’en reste plus une goutte. Croyez-moi, mieux vaut être une arme qu’être une femme.

Pour l’instant, songeai-je, j’étais les deux. Et je voulais la peau de Mallucé.

— Vous philosopherez une autre fois, Barrons.

Nous trouvâmes la pointe de lance dans une boîte capitonnée de velours, près de l’ordinateur de Mallucé. Comment cet appareil pouvait-il fonctionner ici ? En regardant de plus près, je m’aperçus que tous ses témoins lumineux brillaient de la même froide lueur bleu nuit que l’Amulette. Mallucé rechargeait son portable à la magie noire !

— Un instant.

Barrons entra quelques commandes sur le clavier, rallumant l’écran. Une page de texte apparut quelques secondes, puis une pluie d’étincelles glaciales jaillit en crépitant de l’appareil, qui s’éteignit.

— Vous avez pu lire quelque chose ?

— Il a plusieurs enchérisseurs pour la lance. J’ai pu lire deux des noms.

Il consulta de nouveau sa montre.

— Prenons l’arme et fichons le camp.

Je tendis la main vers la relique nichée dans le velours. J’étais sur le point de la retirer de son écrin lorsque je m’immobilisai, frappée par un désagréable pressentiment.

D’un geste vif, je rabattis le couvercle de la mallette, que je glissai sous mon bras. Barrons me jeta un regard étrange. Je haussai les épaules, et nous partîmes.

Après avoir quitté le boudoir, nous entrâmes dans une nouvelle caverne, remplie de livres, de boîtes et de pots dont le contenu défie toute tentative de description. Apparemment, Mallucé touchait à la magie noire déjà bien avant sa rencontre avec le Haut Seigneur. Parmi la collection de potions, poudres et mixtures diverses du vampire se trouvaient les trésors enfantins de John Johnstone Junior. Pour un peu, j’aurais pu voir le petit Anglais, invisible dans l’ombre de ce père à la personnalité écrasante qu’il avait tant haï. Il se rebellait. Se prenait de fascination pour le monde gothique, si différent du sien. Se lançait plus tard dans l’étude de la magie noire. Préparait, à l’âge de vingt-quatre ans, le meurtre de ses parents. Mallucé avait été un monstre bien avant d’être un vampire.

Cette grotte ouvrait sur un vaste tunnel éclairé par des torches. Dans le mur était encastrée une porte verrouillée à double tour. Comme nous ne parvenions pas à la pousser, Barrons posa ses paumes dessus. Après un long silence, il s’écria « Ah ! » et récita à toute vitesse un chapelet de mots incompréhensibles. Le battant pivota sur ses gonds, révélant un étroit couloir long d’au moins cinq cents mètres jalonné de cellules emplies d’Unseelie. Le garde-manger personnel de Mallucé. Comment avait-il pu en attraper autant ?

Tout à coup, je perçus sa présence, un maelström de rage et de putréfaction qui remontait le tunnel dans notre direction.

— Il vient par ici, murmurai-je. Je crois qu’il a besoin de s’alimenter. Il m’a dit qu’il devait manger tout le temps.

Barrons me jeta un regard furieux. Je savais très bien à quoi il pensait.

— Pas parce qu’il est en manque, protestai-je, mais parce qu’à force d’ingérer de la chair unseelie, certaines parties de lui le sont devenues. Le coup de lance que je lui ai donné a empoisonné cette part-là de son organisme.

Il haussa des sourcils incrédules.

— Il est devenu en partie faë ? La lance l’a empoisonné ? résuma-t-il. Vous saviez tout cela et ça ne vous a pas empêchée de manger de la chair unseelie ?

— N’oubliez pas quelle était mon alternative, Barrons.

— C’est pour cette raison que vous avez laissé la lance dans sa mallette et que vous portez celle-ci sous le bras ! Vous avez peur de toucher l’arme, n’est-ce pas ?

— Autrefois, j’avais une arme. Maintenant, je suis une arme.

Je fis volte-face et quittai le couloir. Certes, j’avais acquis la puissance d’un faë, mais j’en avais également pris les faiblesses, et je n’avais pas envie d’admettre devant Barrons le désarroi dans lequel cela me plongeait. Plus jamais je ne pourrais toucher la lance. Si je me piquais accidentellement, commencerais-je à me décomposer, moi aussi ? Qu’étais-je devenue ? En quoi étais-je différente de mes ennemis, à présent ?

— Il approche, dis-je par-dessus mon épaule. Je préférerais qu’il reste à jeun.

Barrons me rejoignit et referma la porte du « garde-manger ». En le voyant sortir une ampoule de sa poche, je compris qu’il avait « emprunté » un certain nombre d’affaires au maître des lieux. Il ouvrit l’ampoule, en projeta quelques gouttes sur le battant et parla de nouveau dans ce langage que je ne comprenais pas. Puis il regarda autour de lui, et manifestement, ce qu’il vit ne le satisfit pas.

— Un bon général choisit le terrain où il va livrer bataille. Vous vous êtes nourrie de la même chair que lui. Si vous pouvez le percevoir, nul doute que la réciproque est vraie. Il va nous suivre.

— Que cherchons-nous ?

— Un endroit sans issue. Je veux en finir avec tout cela au plus vite.

 

La grotte que nous choisîmes était petite, étroite, hérissée de stalactites et de stalagmites. Elle n’avait qu’une entrée, que Barrons verrouillerait dès que Mallucé serait à l’intérieur. Je lui tendis la boîte qui contenait la lance ; il me fit signe de la dissimuler derrière un tas de débris. Pour rien au monde je ne voulais prendre le risque que Mallucé utilise l’arme contre moi. Par ailleurs, même si j’étais consciente que celle-ci ne pouvait tuer que certaines parties de lui, cela ne me suffisait pas. Je le voulais entièrement mort.

— Que dois-je faire pour tuer un vampire ? demandai-je à Barrons.

— Espérez qu’il n’en soit pas un.

— Je n’aime pas du tout votre réponse.

Il haussa les épaules, fataliste.

— Je n’en ai pas d’autre à vous proposer, mademoiselle Lane.

Mallucé approchait. Barrons avait raison : le fait de consommer la même chair avait créé un lien entre lui et moi. Nul doute que le vampire percevait ma présence aussi nettement que je percevais la sienne.

Il était furieux, et affamé. Il n’avait pas réussi à ouvrir son garde-manger. Je ne savais pas ce qu’avait fait Barrons, mais la porte en était hermétiquement scellée. Une fois de plus, mon énigmatique associé prouvait qu’il avait plus d’un tour dans son sac… Où avait-il appris tout cela ?

Mallucé était tout proche, à présent. Si proche que j’en tremblais.

Sa silhouette s’encadra dans l’entrée de la grotte. Son capuchon était rejeté en arrière, révélant son visage barré d’un effrayant rictus.

— Te voilà ! Tu croyais m’échapper, garce ?

Je ne le voyais qu’à contre-jour, son ample vêtement se découpant sur la lueur vacillante des torches. Le fumet de chairs putrides qui montait de lui me parvenait par bouffées. Sans doute convaincu de sa supériorité sur moi, il ne manifestait pas la moindre crainte. Moi non plus, je n’avais pas peur ! Plissant les yeux, je le dévisageai. Malgré ses fanfaronnades, il ne comprenait pas comment je m’étais enfuie, et cela le tracassait. Je compris alors qu’il ne se déciderait pas à entrer dans la petite grotte tant qu’il ne saurait pas par quel moyen j’avais réussi à m’échapper de ma prison.

— Attrapez-moi, si vous le pouvez ! répliquai-je d’un ton volontairement provocateur.

— Comment t’es-tu sauvée de ta cellule ?

— Vous n’aviez pas fermé à clé, mentis-je.

Il réfléchit quelques instants.

— Tu ne pouvais en aucune façon te déplacer. Je t’ai brisé les deux jambes, ainsi que les bras. Comment as-tu atteint l’Unseelie ?

— De la même manière que j’ai verrouillé votre garde-manger. Avouez que je ne me débrouille pas trop mal. Vous n’avez pas pu l’ouvrir, n’est-ce pas ? Moi aussi, je connais quelques tours de passe-passe. On dirait que vous m’avez sous-estimée, mon vieux.

Il me dévisagea, intrigué. Il savait que le sort interdisant l’accès à son garde-manger était très puissant. Si j’étais capable d’une telle maîtrise de la magie noire, je prenais soudain une valeur nouvelle à ses yeux. Il se détendit imperceptiblement.

— Tu commences à devenir intéressante… Figure-toi que c’est une idée qui m’avait déjà traversé. Eh bien, nous allons pourrir ensemble, toi et moi. Je vais te donner à manger, et je te transpercerai avec ta maudite lance.

Apparemment, il n’avait pas remarqué qu’elle avait disparu de ses affaires.

— Il faudra d’abord m’attraper, susurrai-je.

Il défit sa tunique et la laissa tomber sur le sol. Sa chemise de dentelle était souillée de taches. Il portait un pantalon fait dans le même cuir noir rigide que celui des gants qui couvraient ses mains, sans doute pour les mêmes raisons. Il fallait absolument que je le convainque d’entrer dans la grotte. Barrons pourrait alors jeter un sort lui interdisant d’en sortir.

Sur une intuition, je me mis à sautiller d’un pied sur l’autre.

— Allez, Johnny, viens ! Montre-moi que tu es un homme !

Tout à coup, il s’élança vers moi avec une rapidité foudroyante et referma l’une de ses mains autour de mon cou. Voyant Barrons apparaître derrière lui, je l’avertis en silence. Laissez-le-moi.

Puis je saisis Mallucé par le poignet et lui donnai un coup de genou à l’entrejambe, avec la puissance musculaire de dix hommes. Ses chairs étaient si molles que ma cuisse s’enfonça de quelques centimètres dans son corps.

— Je ne sens plus rien, ici, sorcière ! cracha-t-il.

— Et là ?

De toutes mes forces, je le frappai à la tempe. Du sang jaillit de son crâne tandis qu’il reculait en trébuchant, mais sa plaie se cicatrisa aussi vite qu’elle s’était ouverte. Mon corps serait-il capable du même prodige ?

Je ne tardai pas à avoir la réponse. Il me brisa le nez. Celui-ci se redressa aussitôt. Je lui arrachai presque le bras. Son membre se balança pendant quelques secondes, puis se ressouda à son épaule… et Mallucé s’en servit pour me donner un coup de poing d’une vigueur inouïe.

— Quand je t’aurai réglé ton compte, poupée, j’irai à Ashford. Tu te souviens de tes confessions ? Tu m’as parlé de ta maman. Mais j’y pense… Je devrais peut-être te laisser vivre assez longtemps pour que tu puisses assister à ce que je vais lui faire subir.

En guise de réponse, je martelai son visage hideux jusqu’à ce qu’il ne soit plus qu’une masse de chairs sanguinolentes. Il fallait que cela cesse. Que Mallucé ne sorte jamais vivant de ces caves. Je ne pouvais pas continuer à le tuer jusqu’à la fin des temps ! Il tenta de me déchirer l’oreille. Je faillis le mordre mais je me retins au dernier instant, saisie d’un doute. Quels étaient les risques, avec un vampire ? Mieux valait éviter que son sang passe à portée de mes lèvres. Alors, je lui donnai un coup de pied dans la rotule. L’os se brisa dans un craquement, puis Mallucé roula à terre. Je me jetai sur lui, toutes griffes dehors, ivre de fureur, de violence et de sang.

Quelque chose en moi était en pleine régression animale, et j’y prenais un plaisir féroce.

J’avais perdu toute notion du temps. Nous étions deux machines de guerre, virtuellement indestructibles. Nous nous déchirions l’un l’autre, insensibles à la douleur, en un combat aussi cruel qu’absurde. Je ne vivais que pour un but : le jeter à terre et l’y maintenir, jusqu’à ce qu’il ne bouge plus jamais. J’avais oublié qui il était. Je me fichais de qui j’étais. Tout se réduisait à une opposition simpliste, pour ne pas dire primitive. Mallucé n’avait plus de nom ni de visage. Il était l’ennemi ; j’étais celle qui devait le détruire. Je ne ressentais rien d’autre que l’impérieuse nécessité de combattre, qu’une inextinguible soif de meurtre.

Je le fracassai contre le mur de la caverne. Il m’écrasa contre une stalagmite aussi grande qu’un homme. Sous le choc, tous mes os vibrèrent. Je me ressaisis et nous roulâmes de nouveau dans la poussière en nous frappant de plus belle.

Tout à coup, Barrons s’interposa et nous sépara de force.

Je me tournai vers lui, furieuse.

— Qu’est-ce que vous fichez ? grommelai-je.

— Vous ! s’écria Mallucé, visiblement stupéfait. Comment êtes-vous arrivé ici ? J’ai laissé le bracelet dans l’impasse ! Vous n’aviez aucun moyen de la retrouver !

Je regardai Barrons, éberluée. Moi aussi, j’étais soudain curieuse de savoir par quel miracle il avait remonté ma piste jusqu’au Burren.

— Restez en dehors de tout ça, Barrons. C’est mon combat.

Pour toute réponse, il se mit à me marteler de ses poings, me frappant à la tête et au ventre avec une rapidité phénoménale. Prise de court, je ne ripostai pas et me pliai en deux dans un gémissement de douleur.

J’entendis Mallucé éclater de rire.

Pendant de longues secondes, je demeurai ainsi, le souffle coupé, tandis que mes côtes brisées se ressoudaient les unes après les autres. J’éprouvais une vive brûlure dans la poitrine, comme si l’un de mes poumons avait été percé.

Puis le rire de Mallucé s’acheva dans un gargouillis étranglé.

Lorsque je me redressai, Barrons avait passé un bras autour du cou du vampire. De sa main libre, il me frappa de nouveau. Sous la violence de l’impact, je tombai en arrière. Lorsqu’il m’avait labourée de ses poings, compris-je, il s’était retenu. Ses coups n’avaient été que d’amicales bourrades, comparés à celui qu’il venait de m’assener.

Il recommença à trois reprises. Chaque fois, je tentai de me remettre debout. Chaque fois, il me flanqua un nouvel uppercut avant que j’aie eu le temps d’achever mon geste. Il me semblait que mon cerveau tremblait sous ma boîte crânienne.

Lorsque je me relevai pour la énième fois, Mallucé était à terre, immobile. Je compris vite pourquoi. Sa tête n’était plus attachée à son cou. Barrons l’avait tué.

Il m’avait volé ma vengeance. Il m’avait privée du plaisir de détruire celui qui avait failli m’anéantir.

Je me tournai brusquement vers lui. Couvert de sang, essoufflé, la tête rentrée dans les épaules, il me regardait en fronçant les sourcils, vibrant d’une fureur presque palpable. De quel droit osait-il être en colère contre moi ? C’était tout de même moi qui étais lésée ! Mon combat avait été interrompu. Ma soif de sang restait intacte, rien ne viendrait l’étancher.

— Le vampire était à moi, Barrons !

— Jetez donc un coup d’œil à ses dents, mademoiselle Lane, répondit-il d’un ton tendu. Ce ne sont que des accessoires de farces et attrapes. Mallucé n’a jamais été un vampire.

Je lui donnai une bourrade à l’épaule.

— Je me fiche de savoir ce qu’il était ou non. C’était ma vengeance, salaud !

Il répondit à mon geste avec une force contrôlée.

— Vous ne faisiez que discuter, c’était bien trop long. Vous n’en auriez jamais fini.

— Qui êtes-vous, pour décider de ce qui est trop long ou pas ? ripostai-je en le bousculant de nouveau.

En retour, il me cogna de nouveau l’épaule.

— Vous vous amusiez !

— Pas du tout !

— Vous aviez le sourire aux lèvres, vous sautiez d’un pied sur l’autre, vous le provoquiez !

— J’essayais de mettre un terme à ce combat !

Je le frappai encore, avec plus de force.

— Bien au contraire, répliqua-t-il en me poussant si fort que j’en perdis l’équilibre. Vous le prolongiez. Parce que vous y preniez un plaisir fou.

— Arrêtez de parler de ce que vous ne connaissez pas ! hurlai-je.

— Je ne voyais même plus la différence entre vous et lui ! rugit-il.

Je le frappai au visage. Les mensonges jaillissent aisément. Ce sont les vérités que nous gardons le plus jalousement.

— Alors, vous ne regardiez pas assez ! Moi, je suis celle qui a des seins !

— Je le sais fichtre bien ! Je les ai sous les yeux en permanence !

— Il faudrait apprendre à contenir votre libido, Barrons !

— Allez au diable, péronnelle !

— J’y suis déjà, merci ! Grâce à vous, ma vie est devenue un enfer !

— Serait-ce ma présence qui vous enflamme, mademoiselle Lane ?

— Je vous en prie, épargnez-moi vos vantardises.

— Vantardises ? répéta-t-il d’un ton offensé. Je vous prouve le contraire quand vous voulez.

— Essayez, et je vous tue.

Il m’attrapa par mon tee-shirt et m’attira à lui jusqu’à ce que nos visages se touchent.

— Je vais faire plus qu’essayer, mademoiselle Lane. Et souvenez-vous que c’est vous qui m’avez défié. Ne vous imaginez pas qu’il vous suffira de crier : « Pouce ! » pour interrompre la partie.

— Vous avez entendu quelqu’un demander grâce, Barrons ? Pas moi.

— Très bien.

— Parfait.

Il lâcha mon tee-shirt, me prit par les cheveux et écrasa ses lèvres sur les miennes.

Il me sembla alors qu’une digue cédait en moi.

Je l’attirai à moi de toutes mes forces. Il en fit autant et me plaqua fiévreusement contre lui. Je lui tirai les cheveux, il m’imita aussitôt. Il ne jouait pas les gentlemen. En fait, il ne jouait pas du tout. D’une certaine façon, il n’avait jamais été aussi honnête.

Je lui mordis les lèvres. Il me fit un croche-pied et me renversa sur le sol de la grotte. Je lui envoyai un coup de poing. Il s’assit à califourchon sur moi.

Je déchirai le devant de sa chemise et la laissai retomber en lambeaux de ses épaules.

— C’était ma préférée, grommela-t-il.

Il se pencha au-dessus de moi tel un démon de la nuit, sa peau dorée luisant dans la lueur des flammes, emperlée de sang et de sueur. Son torse était couvert de tatouages qui disparaissaient sous sa ceinture.

Il referma ses deux mains sur le bas de mon tee-shirt, tira d’un coup sec pour le déchirer jusqu’au cou, puis il prit une longue inspiration.

Je le frappai encore une fois. Je ne saurais dire s’il en fit autant : je ne sentais plus rien. Sa bouche était de nouveau sur la mienne. Plus rien n’existait que le feu brûlant de sa langue forçant la barrière de mes lèvres, la pression de ses dents sur les miennes dans un crissement de nacre, la chaleur de son souffle saccadé contre ma peau assoiffée de caresses. Un torrent de désir – probablement amplifié par la tornade faë qui courait dans mes veines – monta soudain en moi, me faisant perdre pied, menaçant de me submerger. Dans ces eaux tumultueuses, je n’avais rien à quoi me raccrocher, pas de bouée de sauvetage, et aucun phare ne brillait dans les ténèbres pour m’indiquer de ses reflets ambrés des rivages plus sûrs. Barrons et moi n’étions plus qu’un ouragan animé d’une force aveugle, indifférent aux ombres qui nageaient peut-être dans les troubles profondeurs environnantes.

Il se plaqua contre moi et entama une danse sauvage, imprimant à son bassin une série de mouvements d’un érotisme brûlant. Un adolescent seul au monde. Un homme solitaire. Errant dans le désert sous une lune rouge sang. Partout, la guerre. Toujours la guerre ! Le souffle puissant du sirocco balayant un paysage de dunes de sable trompeuses. Une faille dans la muraille d’une falaise. Un refuge ? Non. Il n’existait plus le moindre sanctuaire dans ce monde. Barrons avait glissé sa langue entre mes lèvres ; j’avais pénétré dans le secret de sa mémoire. Ces images lui appartenaient.

Soudain, un bruit se fit entendre. Nous nous séparâmes d’un bond, aussi rapidement que nous nous étions jetés l’un sur l’autre, et rampâmes chacun vers l’un des murs de l’étroite caverne.

Pantelante, je le cherchai du regard. Lui aussi avait le souffle court, et ses yeux n’étaient plus que deux fentes étroites.

Le sort est encore actif ? articulai-je en silence, tout en désignant l’entrée du menton.

On ne peut qu’entrer dans la grotte. Pas en sortir.

Eh bien, invoquez-en un autre !

Comme si c’était facile !

Il se fondit dans l’obscurité derrière une stalagmite.

De mon côté, je focalisai mon attention sur l’entrée en essayant de percevoir la nature du nouvel arrivant. Je tressaillis.

Faë… mais pas tout à fait. Suivi d’une dizaine d’Unseelie.

Les nerfs tendus à se rompre, je regardai l’entrée, au-delà du cadavre de Mallucé. Soudain, un éclat d’or et d’argent attira mon regard dans la lueur tremblante des torches.

L’Amulette ! Comment avais-je pu l’oublier ? Elle gisait sur un tas de chaînes, entre le corps sans vie de mon tortionnaire et le seuil de la petite grotte.

Les pas approchaient.

Je m’élançai en direction de la relique.

Au moment où je l’atteignais, un pied botté se posa dessus.

Je levai les yeux… et croisai le regard du meurtrier d’Alina.

Fièvre Rouge
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